Agapè eros meta noia

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Rien ne tournerait sans le désir.
On peut être pris de vertige devant la masse des inventions et des productions humaines. Une masse de différence d'avec le simple règne animal. Comment expliquer cette différence sans cet `éros' spécifique à l'homme que nous appelons le désir? Qu'est-ce qui, sans lui, ferait tourner notre système exponentiel de production de l'abondance, et, partant, du `progrès'? Plus profondément, que serait l'homme lui-même sans cette dynamique? Dis-moi ton désir, je te dirai qui tu es. C'est le désir qui signifie et exprime le fondamental projet personnel de chaque être humain avec son mystère.
Sans le désir ne régnerait que l'in-différence. C'est le désir qui ouvre en l'homme la différence. Essentiellement la différence entre un plein et un vide. Eros, comme le dit déjà très judicieusement Platon, est fils d'abondance et de pauvreté. Un manque qui tend vers sa complétude.

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Différence de potentiel.
Le désir `fonctionne' à la manière d'un système ouvert. Sur une différence de potentiel entre la source chaude de l'abondance et le puits froid du manque. Sa dynamique lui vient de la chute énergétique de cette différence de potentiel. Plus elle est grande, plus le désir est intense. Par contre, lorsque cette différence tend vers l'in-différence le désir ne peut que mourir.

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Les niveaux d'éros
. Contrairement à l'animal, le monde humain — l'anthroposphère — se trouve à cheval entre la biosphère et la noosphère. La différence de potentiel de son Eros, joue ainsi à la fois à trois niveaux qu'on peut évoquer schématiquement.
Le niveau instinctuel. Avec ses tendances et ses exigences spécifiques. La survie (struggle for life, défense, fuite...). Les besoins vitaux (soif, faim, sexe...). Les liens du sang (espèce, communauté, groupe, horde...). La défense du territoire (terrier, nid, couvée, réserves...). L'agressivité (menace, agression, peur, liberté...). La rivalité (force, domination, mimétisme...). La charge et le retentissement émotionnels.
Le niveau noologique. Il s'agit d'une part du niveau `instinctuel' repris à travers l'idée, le discernement, la symbolique, les modèles, l'idéal, l'exigence normative, la sublimation... D'autre part des valeurs spécifiquement humaines comme le droit, le devoir, l'être, l'avoir, l'honneur, la puissance, la gloire, l'intérêt, la Patrie, le sens, la protestation, la révolte, le défi, le dépassement.
Le niveau pneumatologique. Il s'agit des niveaux `instinctuel' et `noologique' précédents en tant qu'ex-posés à la transcendance. Avec des exposantes comme Dieu, l'Absolu, le sacré, la personne, le sens du sens, ce qui vaut plus que la vie, ce qui est plus grand que tout le reste.

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L’homme est un vivant infini au désir toujours infiniment béant. Infinie reste son insatisfaction. Car abyssal est son manque. Il ne s’agit pas seulement de ce manque biologique ou économique qui tend malgré tout vers la satisfaction. Il s’agit d’un manque essentiel qui creuse le désir à l'infini. Un manque à jamais incontournable et encore moins remblayable. Parce qu’il est irréductiblement béance sur l’Autre.

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Transcendance. La source chaude et le puits froid du désir humain transcendent la simple immanence. Ils renvoient vers un au-delà et un en deçà qui sont de l'ordre du sacré. Comme un double mystère à la fois `fascinosum' et `tremendum'. Le mystère de la source absolue du sens. Le mystère de l'insondable béance humaine. Les tendances animales sont finalement soumises à la mesure. Le désir humain, lui, est livré à la démesure. Comment imaginer l'homme satisfait une fois pour toutes ? L'homme n'est pas un animal, même raisonnable. L'homme est un vivant infini. Le manque en lui se fait vertigineux. Son désir est insatiable à l'infini. Il y a des espaces culturels où la démesure du désir arrive à se contenir dans la mesure d'une sagesse. Le Bouddhisme... L'Hindouisme... Il en va autrement dans notre espace judéo-chrétien où l'infini du désir de l'homme ne peut pas ne pas participer de l'infini de Dieu lui-même.

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Le désir piégé par l’outil de nos euphories. Le système d’outilité exponentielle crée l’homme à son image et à sa ressemblance. Un homme articulé. Un homme désarticulé. Un homme réarticulé. Un homme manipulé. Un homme conditionné. Un homme utilisé. Un homme chosifié. Un homme industrialisé. Un homme mécanisé. Un homme fabriqué. Un homme mercantilisé. Un homme en miettes. Il y a des moments de grâce où l’essentiel en l’homme proteste. Mai 68 fut un de ces moments, si mal compris parce qu’irrécupérable par les idéologies régnantes.
Lorsque l’essentiel du projet humain tend à s’identifier avec la consommation et la production, inévitablement le désir se fait happer dans le cercle vicieux qui boucle le consommateur sur le producteur et le producteur sur le consommateur. Et même de façon exponentielle à la manière d’une ‘boule de neige’ qui grossit démesurément. Comme le ‘progrès’ lui-même. Voilà le désir de l’homme piégé dans l’infernale boucle qui l’asservit dans l’illusion de le combler. Consommer de plus en plus. Donc produire de plus en plus. Pour consommer plus encore...
La société de consommation crée une prolifération de désirs artificiels. Il s’agit de consommer de plus en plus moins pour satisfaire des besoins réels que pour donner à l’outil exponentiel le plaisir de tourner à un régime accéléré. En même temps on assiste à une inflation du désirable, c’est-à-dire, au sens étymologique, des objets du désir gonflés de vent.
Nous avons vu le ‘progrès’ piégé. Enfermé dans l’incontournable limitation. Le désir ne peut pas ne pas s’y piéger lui-même. Une homéostasie entre l’infini du désir et la nécessaire finitude de l’abondance étant impossible, il reste à l’ensemble du système de production de nos euphories de tourner pour tourner. Comme si la fuite en avant, suprême ‘transcendance’ possible de notre modernité, se suffisait à elle-même pour combler la frustration relancée à l’infini.
Fonctionne ainsi, sous couvert d’une illusion de ‘progrès’, une sorte de mécanique d’exponentielle aliénation. L’exponentialité du système producteur d’abondance n’est pas seulement coincée dans les limites physiques de l’écosystème. Elle n’est pas seulement comprimée dans les limites du système géo-politique et géo-économique. Elle est piégée, encore plus profondément, par une disproportion entre
l’exponentialité de la production d’abondance et l’exponentialité plus exponentielle encore du désir. La frustration risque donc, elle aussi, d’être exponentielle...

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Le désir prisonnier. C’est l’infini du désir humain que l’espace schizoïde de la modernité enferme. Rétrécissant la source chaude et le puits froid dans les seuls possibles de l’immanence.
Il faut revenir aux prisonniers de la caverne de Platon. Tant qu’un ‘dehors’ n’est pas soupçonné, tant que le ‘dedans’ se présente comme un absolu, leur ‘bonheur’ semble complet. Les désirs sont conditionnés selon les possibilités de la caverne. La caverne, elle, est aménagée pour les combler tous. En va-t-il autrement dans la caverne de nos euphories ? Notre désir est aujourd’hui doublement enfermé. Enfermé dans l’unidimensionnel du système d’outilité de notre ‘bonheur’. Enfermé dans l’étroitesse du sens constitué en notre Discours.
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Eros et Agapè. Une distinction capitale parce qu'elle vise une différence essentielle. Nous la devons au théologien luthérien suédois Anders Nygeren. Cette distinction entre deux amours donne la clé de lecture de l’ensemble de l'existence chrétienne. Et elle ouvre bien au-delà. En même temps elle préside au discernement des esprits entre mystique et mystique, entre type d'homme et type d'homme...

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La radicale nouveauté de l’Amour chrétien. Aimer... Toute la nouveauté chrétienne est là. Cela commence avec Dieu lui-même. Car Dieu est amour. (1 Jean 4:8) Saint Augustin pourra résumer l’essentiel: Aime. Et après cela, fais tout ce que tu veux ! C’est tout ? Oui. Il suffit d’aimer. En même temps, c’est énorme ! Comme Dieu lui-même.
Ce mot si simple est présent partout, même là où il n’est pas prononcé. Tous les autres mots et tous les autres verbes en sont secrètement affectés, directement ou indirectement, pour ou contre. En même temps, il déborde tous les sens qu’on peut lui donner. Entre "aimer" Dieu et "aimer" le chocolat, entre "aimer" un être cher et "aimer" un malheureux, que de nuances ! Entre les divers "amours" que de différences ! Et souvent que d’oppositions !
Aimer, cependant, ne veut pas forcément dire aimer selon le Christ. Ce verbe doit ‘faire sa Pâque’ pour entrer dans une réalité nouvelle. La traversée d’un discernement... Dès le début, pour dire ‘amour’, saint Paul et les Evangélistes, qui écrivent en grec, disposent essentiellement du mot éros. Ce terme, loin d’être marqué négativement, désigne aussi l’amour le plus noble et même l’amour divin. Chose étonnante, ils évitent d’emblée ce mot comme s’il était impropre et impuissant à traduire la radicale nouveauté. Quitte à ressusciter un mot nouveau pour exprimer la réalité nouvelle de l’amour selon le Christ. Et ce mot nouveau, ce mot converti, c’est agapè.
Ce changement de nom est lourd d’un radical changement d’identité. Désormais le discernement s’impose entre l’amour païen et l’amour chrétien, entre éros et agapè. Il ne s’agit là en rien d’un clivage entre ce qui serait bien d’un côté et mal de l’autre. De mal, ici, il n’y en a pas. Il n’y a que ‘valeur’ des deux côtés. Mais valeurs différentes. Le Christ vient introduire une rupture de salut dans le meilleur de l’homme !

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La dynamique spécifique d’éros. A l'opposé du simple instinct qui se déploie en horizontalité, éros veut `monter'. A travers la tension verticale ouverte dans la différence sacrale.

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Agapè, à proprement parler, ne peut se dire. Il est hors du discours. Il est rupture de la fatale clôture du discours. Etant l’ ‘autre’. Infiniment de trop. La rupture passe entre le même et l’autre. Eros par l’autre veut sauver le même. Agapè expose le même pour sauver l’Autre. Cet autre si radicalement de trop pour Eros et qu’Eros ne peut fondamentalement que nier. Eros monte et absolutise le même. Agapè descend et promeut l’autre. Eros tend vers ce qui est divin. Agapè se sacrifie pour sauver ce qui est perdu. Eros exige l’immortalité. Agapè croit à la résurrection. Eros sublime tout. Agapè se compromet totalement. Eros converge et embrasse. Agapè se rompt et se partage. Eros gère la nécessité. Agapè donne gratuitement. Eros veut gagner. Agapè ose perdre. Eros désire ce qui est bien. Agapè crée pour que soit le bien.

En Agapè, le meilleur de l’humain se trouve crucifié
. L’irruption d’Agapè signifie un renversement total. Non seulement de la valeur mais de l’espace même de toute possible valeur. L’émergence d’un radical autre ordre. Mais la vérité peut-elle être cherchée ailleurs que dans la dissidence depuis la Révélation du Logos fait Chair ?
Quand historiquement se révèle Agapè, déjà est omniprésent et omnirégnant Eros. Mais d’Eros, rien ne sera récupérable. Même pas l’Eros céleste. Surtout pas l’Eros céleste ! Eros sublimé à l’infini ne s’approche pas d’Agapè mais s’en éloigne.
Agapè est absolue dissidence. A partir d’Agapè, Dieu n’est plus là où est le divin. La valeur n’est plus là où est le Beau, le Vrai ou le Bien.
L’homme ne peut plus être là où est l’Humanité. Et encore beaucoup moins là où est le ‘surhomme’. La transcendance n’est plus là où un Marx, un Feuerbach ou un Stirner la pourfendent. Le progrès n’est pas là où Eros progresse !

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Agapè se manifeste en contre-point. Agapè descend et traverse tout le champ de la négativité pour en faire un espace de grâce... Un infini !
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En distance infiniment plus infinie. La distance infinie des corps aux esprits... Pascal a génialement perçu l’absolue hétérogénéité des ordres du réel. La distance infiniment plus infinie des esprits à la charité... à Agapè !

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L’autre de trop pour Eros. Jamais assez, cependant, pour Agapè. L’autre – l’altérité absolue, la différence radicale – ne peut être que de trop pour Eros. Et là est le scandale. L’irruption chrétienne provoque ce scandale. Et l’assume. Contre la plus fondamentale et la plus formidable dynamique naturelle. Contre tout l’Eros du monde. Contre tout l’être du monde. Contre toute la gloire du monde. Contre toute la raison du monde...
L’autre pro-voqué à exister ‘ex nihilo’. L’autre ordre en-deçà et au-delà des évidences naturelles. L’autre qui ne cesse de faire irruption au cœur de nos sécurités mondaines. L’autre qui met infiniment le ‘même’ en question...
L’autre réellement autre. Irréductible au même. Donc incontournable par l’idée. Irrécupérable par l’idéologie. Insurmontable par la technique. Toujours de trop. A expulser !
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Scandaleuse mystique chrétienne. Scandaleuse comme Agapè. Elle descend... On l'attendait pourtant dans la gloire des 'montées'.
Lors de sa descente du mont Thabor, après la Transfiguration, le Christ prévient ses disciples du scandale en révélant en même temps le sens profond de La Passion.
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Kénose. Mystère scandaleusement incompréhensible sans cet autre mystère qu’est Agapè. La chute et la descente ne sont pas pour un nirvana mais pour une dramatique participation au mystère du Christ crucifié. Notre Dieu qui s’identifie à Agapè ne peut pas ne pas descendre. Il descend même absolument en Jésus.
Le grand discernement s’opère par la Croix, crise et critère d’une authentique mystique chrétienne. En solidarité mystique avec le Christ, à travers son mystère douloureux et glorieux, s’ouvre la voie divine par excellence, la voie de la Kénose. Cette scandaleuse Croix est à la démesure de l’impossible de l’amour. Même pour Dieu le mystère douloureux semble être la seule possibilité de faire être Agapè. C’est la dérisoire faiblesse de l’Agneau immolé qui porte tout le péché du monde. Et en même temps il apporte, Agneau pascal, toute sa possible résurrection.

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Il y a un lien très fort entre mystique chrétienne et Kénose. Celle-ci signifie la ‘descente’ comme dynamique fondamentale d’une ‘montée’. Peut-il en être autrement face au mystère du Christ qui s’abîme dans la mort avant de ressusciter ?
Le mystère de la Kénose est identiquement le mystère d’Agapè. Agapè te fait mourir avec le Christ. Agapè te fait ressusciter avec lui. L’expérience mystique est communion à ce mystère dans l’extrême profondeur de toi-même

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Le mystère douloureux dans sa crucifiante désolation. C’est bien d’un mystère qu’il s’agit. Si envahissant qu’il puisse devenir dans l’espace d’une existence, il s’identifie cependant essentiellement avec la distance. La sacrale distance du fascinosum et du tremendum. Il est inaccessible. Il est incontournable. Il suscite effroi et respect. Il est inexprimable. Il est incommunicable. Il culmine dans le silence. On ne peut que parler ‘autour’.
Humainement, ce mystère est énigme obscure. Dans la foi, il reste toujours énigme. Mais son obscurité s’irradie d’une silencieuse clarté. Comme une distante proximité. Celle du Christ en croix. Inséparable du péché du monde, sa racine trans-historique, la plaie profonde au flanc du monde crie sa béance et sa transcendance. Incapable de se boucler sur sa païenne euphorie, il reste à ce monde de s’ouvrir sur la Rédemption.
Que notre monde soit l’enjeu d’un affrontement qui le dépasse heurte visiblement notre modernité. Après avoir réduit la pluralité des ordres au seul règne phénoménal, c’est-à-dire transparent à notre seule possibilité scientifique d’aujourd’hui, nous présupposons un monde axiologiquement neutre, aseptisé de l’invisible. La science peut certes prétendre, et fort légitimement, qu’un tel monde lui suffit. Mais le monde, lui, n’a aucune raison d’être sûr, qu’ainsi réduit, il se suffise à lui-même ! Il a au contraire beaucoup de raisons pour soupçonner en ses béances des appels vers sa propre transcendance.
Paradoxalement, jamais culture ne fut plus sensible aux crucifixions et en même temps plus allergique à la Croix. La modernité expulse aussi violemment la croix qu’elle expulse la transcendance. Ce Messie crucifié qui, depuis les origines, est folie pour les païens reste, aujourd’hui, plus folie que jamais. Il est vrai que sans la transcendance, la croix ne peut être qu’absolu non-sens. La croix est crise de l’être dans toute sa largeur et dans toute sa profondeur. Elle est déroute de toutes les valeurs. Elle est faillite de toutes les logiques. Elle distend toutes nos capacités.
Le regard charnel, conditionné à ne jamais voir que l’envers du monde, ne comprend pas la profondeur transcendante du mystère de Dieu tel qu’il peut se partager avec l’homme divin. Il faut pour cela descendre en ses propres profondeurs. Là seulement le ‘cœur’ voit. L’Esprit seul peut regarder en face ce ‘tremendum mysterium’ et le dévoiler en la Parole comme douloureux mystère d’une traversée. Le mysterium iniquitatis en son pascal Exode vers le mysterium gratiae.
La crucifixion de l’iniquité pour que triomphe la grâce s’appelle Rédemption. Ici la raison est toujours impuissante et les explications qu’elle peut donner sont aussi scandaleuses que le mystère dont elles s’efforcent de rendre raison. Mais ici se découvre en même temps la voie divine par excellence, la voie négative. Elle traverse verticalement toutes les horizontalités. Elle crucifie. Elle descend d’abord. Kénose. Abaissement avant la montée dans la gloire.

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Lors de l’ultime bilan cosmique, que restera-t-il définitivement de la grande aventure humaine à travers l’espace et le temps ? Où chercher l'absolu discernement ? Quelles valeurs, quelles créations, quels acquis, auront assez de poids pour traverser l’éternité ? A la stupéfaction de tous, cela se trouvera tout en bas de la divine descente, dans les bas-fonds de la Kénose. J’ai eu faim. J’ai eu soif. J’étais malade.
J’étais en prison. J’étais dans la détresse... Tu es venu. Tu as partagé. Tu as soulagé. Là est né Agapè pour l’éternité.

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Eros, au fond, n'est que le manque qui crie famine. Agapè, par contre, est débordement de surabondance.

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Tout s’accomplit en Agapè
. Agapè est le grand catalyseur de tout ce qui a valeur au ciel et sur terre. Ainsi rien ne se perd. Tout concourt à la vie et à la splendeur du Corps Mystique. Et l’espace où s’opère cette divine transmutation n’est autre que l’extrême intériorité du ‘gemüt’ où l’Agapè de Dieu ne cesse d’être répandu par le saint Esprit pour déborder sur le monde. Sans la mystérieuse activité divine qui s’opère en ces hommes et ces femmes, avertit Tauler, nous nous trouverions en fort mauvaise posture.
On ne s’abîme pas en Agapè sans remonter ensuite pour nouer une infinie solidarité de grâce.

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Agapè embrasse non seulement nos sources chaudes mais aussi nos puits froids.

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Puits froids. Ils ne font peur qu’à l’entropie. Agapè ne les craint pas. Nos puits froids ne s’opposent pas à la grâce. Au contraire. Qui d’autre oserait clamer “ felix culpa” la nuit de Pâques ?
Il y a toujours plus d’Agapè que de péché. Excepté le péché contre la vérité d’Agapè, c’est-à-dire contre l’Esprit. Soudain tu entrevois et cela te renverse. Tu découvres que le puits froid lui-même est englobé par Agapè. Et plus étonnant encore, tu devines que s’il n’y avait pas d’entropie il ne pourrait y avoir Agapè.
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Source chaude. Par quel miracle l’humain bouclé sur lui-même ne succomberait-il pas à son entropie ? Notre modernité vit dans l’illusion
d’un tel miracle. Obnubilés par notre possible sans aller jusqu’aux raisons profondes de ce possible nous croyons que l’humain est à lui-même sa propre source chaude. Pourquoi l’homme, fabricateur d’outilité, fabricateur de texture, fabricateur de texte, ne serait-il pas aussi fabricateur de ce qui lui vient d’ailleurs, par grâce ?
Une vision plus ‘écologique’ ébranle ces illusions en restituant la totalité du phénomène humain dans la totalité de son ‘oïkos’. Il faut sortir de la caverne pour trouver la clé de notre condition. Notre source chaude est au-delà de nous-mêmes. C’est de notre englobant divin que vient la dynamique humanisante. La néguentropie nous est donnée comme grâce.

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Agapè embrasse non seulement nos sources chaudes mais aussi nos puits froids.

Inscrit en finitude, Eros ne peut jamais que circonscrire une finitude. C’est Agapè qui ouvre réellement un infini et le réalise. A travers un absolu reytournement d'Eros... Concrètement. Agapè descend et se compromet dans le manque. De l’absolu manque surgit une surabondance. Le manque devient plénitude. Au-delà du règne des nécessités. Dans l’ordre de la grâce. Gratuitement.

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Néguentropie. Où gît l’ultime victoire sur l’entropie ? Ce n’est pas du côté d’Eros. Eros ne peut que vouloir monter. Par nécessité. Il ne fait ainsi qu’exacerber la différence entre source chaude et puits froid. Il vit de cette différence. Son intensité lui vient d’elle. Mais sa montée reste infinie tâche de Sisyphe. Eros reste toujours piégé par l’entropie. Il est ultimement pour Thanatos.
L’absolue victoire sur l’entropie s’appelle Agapè. Agapè descend. Non par nécessité mais par libre gratuité. Par grâce. Lui, la source chaude, va se compromettre avec le puits froid. Il descend jusqu’au fond des négativités. Il descend plus bas que le puits froid, l’englobe,
l’étreint, et le rend brûlant. Il n’y a plus de différence entre ‘froid’ et ‘chaud’, puisque tout devient ardent.
Néguentropie absolue, Agapè seul est capable de sauver radicalement. Il ne cesse de descendre tant que reste possible une descente. Lui seul peut tout sauver. Descendre. Descendre toujours. Traverser le champ du scandale de part en part. Pour en faire l’espace de la grâce.

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Dieu. L’Autre qui ne peut se démontrer mais qui se rencontre. L’Autre qui crée l’autre pour la réciprocité.
La descente d’Agapè confond les érotiques transcendances avec infiniment plus de radicalité que ne le font les idéologiques dénonciations. Elle ramène la seule et absolue transcendance au cœur du concret. Non plus au-delà de l’immanence mais en-deçà. Ou plus exactement au-delà parce que en-deçà. Ce qui reste gratuit lorsque la structuralité est épuisée. L’autre comme grâce. Création. Rencontre. Sourire...
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Ce scandaleux ‘autre’, cependant, suscite Agapè. Et en même temps de scandaleuses questions. Ainsi, quelle place pourrait-il y avoir pour Agapè dans un monde où régnerait absolument l’harmonie ? Un monde où le mal ou la souffrance seraient absents. Un monde où la science préviendrait toute possible surprise. Un monde d’où tout risque serait banni. Un monde sans pauvres et sans handicapés. Un monde materné dans l’absolue euphorie du ‘même’ étreignant le
‘même’.
Dans un monde sans péché quelles chances resterait-il à la grâce ? Quelle place pour Agapè au Paradis terrestre avant la chute ?
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L’irruption chrétienne d’Agapè retourne la fondamentale violence théurgique. Ce n’est jamais qu’un homme déjà divin qui décide de sa divinité. Et partant de son humanité. Un homme qui ne peut chercher que vainement son identité dans la clôture du même. Puisque déjà, à la racine même de sa décision, se tient l’Autre. A partir de qui est la radicale possibilité de décider autrement. Parce que déjà Dieu s’est fait homme, toute la violence théurgique du monde ne peut plus fonctionner que négativement.
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Le lieu ‘natif’ de l’expérience théologale. La Foi. L’Espérance. Agapè. Le fin fond de ton cœur en état de grâce. C’est comme naturellement, par ‘nature’, ‘nativement’, ‘naïvement’, tel que sorti des mains de Dieu, que le fin fond de ton cœur est en grâce, c’est-à-dire en Agapè. Le péché vient ensuite...
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Agapè est d'un radical autre ordre. En même temps il est mystérieusement actif au centre de l'humain. C’est en ton cœur que l’Agapè de Dieu est répandu par le saint Esprit. C’est là, à la source de toi-même, que tu l’expérimentes. C’est là qu’il inspire tes engagements. Là il rend témoignage de ce que tu es en vérité. Lorsque ça jubile en toi...

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Etat de grâce. Cette expression – l’expression seulement ou aussi la réalité ? – nous a malheureusement quitté pour d’autres rives. Et c’est infiniment dommage ! Les meilleures choses nous sont ainsi ravies lorsque nous n'y croyons plus assez. Récupérées par les politiques en simple extériorité. Nous l'avons perdue de vue dès lors que, séduits par les superficies, les profondeurs divines en nous se sont estompées. Il nous faut retrouver la saveur des choses essentielles.
L'Etat de grâce. Non pas une abstraction théorique. Mais une réalité qui s’expérimente. Lorsque l’Esprit au fond de toi-même ne cesse de crier ta divine filiation de grâce. Lorsqu’au fin fond de ton ‘cœur’ déborde l’Agapè de Dieu. La grâce qui ne se contente pas de passer mais qui demeure en permanence. Elisant domicile en toi. Un ‘état’. Un état de divine météorologie. Comme ailleurs il vente ou il fait beau, ici ‘il fait Dieu’ !

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A l’extrême opposé de l’état de grâce, il y a l’état de nature. C’est notre état ‘naturel’. Faut-il remonter à Hobbes pour le déceler derrière les masques et les travestis du ‘civilisé’ que nous prétendons être ? Il suffit d’être lucides sur nos réflexes élémentaires dominés par ce ‘struggle for life’ sans lequel la vie biologique ne serait pas. Les ‘péchés capitaux’, jadis, les mettaient pourtant en singulière lumière. Pourquoi les avons-nous oubliées ?
Evacue la grâce... alors prolifère la frustration. Lorsque nous perdons l’état de grâce nous retombons dans l’état de nature beaucoup plus vite que nous croyons, livrés à nos férocités conscientes et surtout inconscientes. Avec le souci de nous rendre sortables tout en désespérant de ne jamais trouver le cosmétique qu’il nous faut pour cela.

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Ecologie de la grâce. Le grand oïkos, la grande ‘maison’, appelle une vraie éco-logie. De toute la maison de l’humain et de la maison de tout l’humain . La tentation est permanente de ne considérer la maison de l’humain que dans son état de nature. Or elle n’est pleinement accomplie que dans son état de grâce.
Le péché contre l’écologie de la grâce. Il est identiquement péché contre l’Esprit. Un péché contre la vérité de notre condition humaine. Ce péché se confond avec le péché du monde. C’est, en effet, par péché que la nature se constitue en autonomie opposée à la grâce. Lorsqu’elle se boucle sur elle-même et qu’elle résiste à sa transparence. Lorsqu’elle refuse de se laisser transfigurer par la gloire des enfants de Dieu qui doit se révéler à travers elle. Lorsque l’humain se laisse prendre aux mirages de l’originel tentateur. Rompez la grande Alliance. Prenez votre autonomie. Bouclez votre monde sur lui-même. Devenez ‘maîtres et possesseurs’ de vos possibles. “Vous serez comme des dieux !”.
L’histoire, depuis, ne cesse de se le répéter à elle-même. Et cette redondance donne la clé de bien des mystère de notre état. Aux commencements il n’en avait pas été ainsi puisque tout débordait de la surabondance d’Agapè. Aux aboutissements il n’en sera pas ainsi puisque tout s’harmonisera dans le plérôme du Christ.
Notre ‘maison’ en état de grâce. Pourquoi l’humain n’arrive-t-il pas à se réconcilier avec l’humain ? Pourquoi toutes nos idéologies optimistes finissent-elles par se retrouver si lamentablement dans les poubelles de l’histoire ? Une réponse sans cesse insiste. Et elle est seule à résister à sa négation. Elle crie la raison de l’échec et l’urgence d’une conversion. L’humain n’est pas à partir de lui-même, clos en lui-même.
L’humain ne dispose pas de son ultime englobant. Il est à partir de... Toujours, déjà, à partir de... A partir de l’Autre. Nous n’existons authentiquement ‘humains’ que dans une maison en état de grâce. Cet englobant de notre maison est Dieu lui-même. Il s’identifie à Agapè.

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Auteur : Gérard Eschbach, prêtre, dominicain, de nationalité française, docteur en philosophie, lecteur et licencié en théologie, licencié ès lettres, actuellement délégué des Aumôneries de langue française en Allemagne et en Europe Centrale.

Source : http://www.meta-noia.org/JALONS/V/22.htm

 

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