L’enfantement, l’éros et la vieillesse
Propos recueillis par Patrice van Eersel

Tout être porte en lui l’histoire de l’humanité. Partant de ce constat, Christiane Singer, romancière, psychothérapeute, essayiste et surtout témoin lucide et passionné de nos errances existentielles, interpelle nos consciences sur ce que nous faisons de nos vies et de nos amours.

Nouvelles Clés : Un thème traverse votre œuvre, vous interpellez le lecteur : « Il y a un trésor en toi, qu’en fais-tu ? »
Christiane Singer : C’est curieusement quelque chose dont j’ai reçu, enfant, le don. Souvent, c’est moi qu’on interpellait : « Mais comment peux-tu apprécier cette fille insupportable, à l’école ? » J’étais sidérée. Quand je suis en face de quelqu’un, je tombe dans son regard. Pour moi, les yeux sont vertigineux. Au fond de la pupille, comme au fond d’un tunnel, je vois approcher quelqu’un qui porte un flambeau. C’est une image que j’ai eue très tôt. Je n’ai pas l’ombre d’un effort à faire, je traverse l’apparence et je sens la personne. Récemment, j’étais à table, dans un festin, à côté d’un prêtre qui avait fait scandale et mis toute la société contre lui, et que je trouvais a priori très antipathique. Mais à l’instant où j’ai plongé dans son regard d’enfant apeuré, je me suis dit : « Mon Dieu, c’était donc ça ! »
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N. C. : Et en même temps, vous êtes impitoyable, disant des choses comme : « Encore faudrait-il mériter d’avoir des yeux ! » Ou encore cette citation du Peer Gynt d’Ibsen, où ceux qui n’ont pas « fait honneur à la vie » sont finalement « ramassés et fondus comme des boutons de culotte » !
C. S. : Oh, c’est une scène qui m’avait tellement frappée, enfant ! où le diable patrouille, une marmite à la main, pour y jeter les âmes de tous ceux qui n’ont été remarquables en rien, les tièdes, les médiocres, les fades, tous ceux qui ne valent certainement pas le prix d’un billet jusqu’en enfer et doivent être fondus. Quand Peer Gynt apprend cela, il est épouvanté et se sauve comme un fou. Il sait qu’il a été un tiède. Il est perdu. Son salut serait de retrouver Solveig, l’amour de sa jeunesse, qui a gardé vivante dans son cœur la mémoire de qui était Peer Gynt. Elle l’a vu, puisque aimer, c’est voir l’autre comme Dieu l’a rêvé. Percer jusqu’à l’être : qu’est-ce d’autre qu’aimer ? Un court instant traverser toutes les épaisseurs, toutes les cuirasses, tous les enfermements... et rencontrer l’autre. Là jaillit l’étincelle. Et puis après, il se revoile, le malheureux, derrière son journal. Mais un jour au moins, on l’a rencontré...
N. C. : L’état amoureux serait d’une fulgurante lucidité ? Notre époque très psy aurait au contraire tendance à en faire une illusion, le jeu de miroir par excellence, la projection où je transforme l’autre en objet narcissique...
C. S. : Oh ! Pensez-vous ! L’amour n’est pas aveugle, il est visionnaire ! Il perce les carcasses et les couvertures. C’est un laser d’une force incommensurable qui, le temps d’un éclair, vous montre la vraie nature de l’aimé et vous met en folie. Des scènes comme celle où Proust raconte Saint Loup présentant sa bien-aimée au narrateur - cette femme qu’il a lui a décrite en des termes dithyrambiques et qui stupéfie à présent l’assistance par sa terne banalité de petit pruneau desséché -, nous l’avons tous vécu, des deux côtés de la barrière. Mais je prétends que la cécité n’est pas du côté de l’amoureux. Quand quelqu’un vous raconte qui il aime et comment l’amour l’a harponné, ce qu’il a perçu reste invisible aux autres, à tout jamais !
N. C. : Et Solveig sauve ainsi Peer Gynt. On peut donc être sauvé par un autre que soi ?
C. S. : Surtout par les femmes ! (rire) Et le comble, c’est que c’est vrai. Parfois, il n’y a plus qu’elles pour nous sauver contre nous-même. Savez-vous pourquoi ? À cause d’un vécu, à présent menacé dans notre société : la naissance. On y touche l’étincelle de l’incarnation... « Il ne naît jamais qu’un seul : le Seigneur » dit la Baghavad Gita. Après, il se voile il devient monsieur Machin ou madame Truc, mais à l’instant de la naissance, cette fulguration de la vie, qui écarte les os des femmes pour passer, offre un moment qui est vraiment de l’ordre de l’éveil. Et je suis persuadée que toutes les femmes l’ont vécu, avant que la naissance ne soit kidnappée par le pouvoir médical, ce qui est pour moi l’un des drames humains les plus grands. Mais je ne devrais évidemment pas dire ça : je me fais chaque fois insulter et fusiller. Si vous saviez ce que j’ai pu prendre dans la figure, quand j’ai abordé cette question en conférence ! Je ne cherche pas l’affrontement, je voudrais partager quelque chose de très subtil. J’ai bien connu Frédéric Leboyer. Il m’a fait comprendre qu’à l’instant de la naissance se manifeste avec force ce qu’exprime Lévinas quand il dit : « La civilisation commence quand tu donnes la priorité à l’autre sur toi-même. » Dans la naissance et la révélation de l’enfant, cela vous tombe dessus. Cet intérêt porté à vous-même s’éteint d’un coup et tout est là, dans cet être que vous avez là devant vous. C’est-à-dire que vous faites cette expérience bouleversante que désormais vous êtes sorti de votre prison du je et de l’ego. C’est aussi simple : ça ouvre la faille qui va vous mettre dans la relation à autrui. Pour moi, tout le travail spirituel a commencé après. Avant, c’était impensable. J’étais une intellectuelle, ravie et sans doute généreuse, mais il m’a fallu, pour désirer voir plus loin, traverser cette expérience incroyable d’une fracture en moi, où subitement un être a effacé l’intérêt que je me portais. C’est pourquoi je crois tellement au corps !
N. C. : Mettre au monde a donc été pour vous une expérience majeure.
C. S. : Absolument. Et je ne m’y attendais pas du tout. Je n’en avais nulle envie. J’ai repoussé ça le plus possible : trente ans, pour un premier enfant, à l’époque, c’était tard.... Mais je ne veux surtout pas en faire une idéologie ! Je dis juste que dans mon cheminement, c’est là qu’a cassé cet enfermement dans ma propre personnalité - avec tous les charmes que ça avait : j’étais joyeuse et la vie brillait de mille feux, mais tout cela s’est brusquement avéré insignifiant, comparé à l’ouverture vers le réel que crée l’amour... Il y a bien sûr aussi l’expérience de l’eros, mais à mon avis, il est beaucoup plus tardif.
N. C. : L’eros vient après l’enfantement ?
C. S. : Je crois que le vrai eros est une grande aventure de la maturité. Ce n’est pas une affaire de jeunesse. Je parle de l’eros divin, qui n’objective pas l’autre... Comme je le dis dans Une passion, c’est aussi l’expérience de votre anéantissement. Mais qui vous livre à votre vraie nature. C’est le paradoxe absolu : dans une perte totale, tu touches ce qu’est ton être véritable ! Je vois ainsi trois moments décisifs dans l’évolution spirituelle d’un être : l’enfantement, l’eros... et la vieillesse. 
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