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Peur, ma plus fidèle amie
On entend souvent dire qu'il faudrait vaincre sa peur. Il est vrai que celle-ci, outre qu'elle est une souffrance, nous empêche d'agir, d'aller au devant des rencontres, de vivre la vie dans sa plénitude. Quel rêve, ne plus avoir peur ! Mais regardons de plus près. Avant d'aborder l'inconnue qu'il désire, l'amoureux est terrifié. Quel est le moyen, pour lui, de ne plus avoir peur ? Celui du grand timide: toumer les talons et fuir ! Loin de la femme qu'il aime, le voilà pleinement rassuré. La peur a disparu avec l'objet de son désir. Jacques Brel, cet immense artiste qui vomissait son trac avant chaque entrée en scène, aurait pu éviter cette pénible expérience : il lui suffisait d'annuler son concert. Mais il aurait alors sacrifié son désir. Ces deux exemples nous signalent un intéressant paradoxe : ce n'est pas la peur qui inhibe - c'est le refus de vivre la peur. Dès lors que je mets tout en oeuvre dans ma vie pour ne pas traverser l'expérience de la peur, je renonce également à tous mes vrais désirs. Car c'est le désir qui met en danger ! Désirer, c'est toujours aller vers ce qu'on ne sait pas. Au contraire de la pulsion qui, Freud l'a montré, est régressive et vise le rétablissement.d'un état antérieur, le désir, lui, va de l'avant. Son seul objet est l'inconnu. Observons un enfant. En état de perpétuel désir, dès qu'il a fait une expérience, il se désintéresse de ce qu'il sait pour aller vers ce qu'il ignore. C'est pourquoi, tous les parents le savent, il n'est pas en sécurité. Mais lui n'a pas peur, car il n'a pas encore la connaissance du monde et de ses périls. À mesure qu'un enfant acquiert cette connaissance, sa peur grandit, nourrie souvent de celle de son entourage. Qu'est-ce que la peur ? Le désir, plus la connaissance. Il y a donc deux manières d'éviter la peur. La première : nier la connaissance. C'est l'attitude de l'inconscient, celui qui met lui-même et les autres en danger parce qu'il rejette hors de sa conscience les réalités du monde, donnant l'apparence d'un courage qui n'est que folle témérité. La seconde: nier le désir. C'est la recherche effrénée de la sécurité, incitant à tout prévoir, tout planifier, ne vivre que routines et répétitions. Quête illusoire : tant qu'on n'est pas mort, on n'est jamais complètement en sécurité ! Le meurtre du désir est négation de la vie. Si l'on veut vivre à la fois la connaissance et le désir, alors ne reste qu'une voie, celle du vrai courage: accepter la peur. Si je me risque dans l'inconnu en toute conscience, je ne peux échapper à celle-ci. Toute vraie rencontre est redoutable : car elle me confronte à une altérité radicale, celle de ce mystère qu'est autrui, que je ne peux posséder, qui m'échappe, et m'incite à me vivre moi-même d'une manière absolument neuve. Bien des êtres croient aimer quand ils ne font qu'entretenir un pacte mutuel de réassurance, en demeurant le même tout en attendant de l'autre qu'il ne change pas, chacun niant en lui-même toute dimension d'altérité, de mystère, de nouveauté. Il n'y a pas d'amour sans insécurité. De même, créer est effrayant, car il s'agit, abandonnant tout savoir sur soi et toute identité, de laisser surgir de soi l'inconnu. Aimer, créer: tout ce qui donne sens à la vie implique de traverser la peur. La peur est notre amie. Elle nous délivre un précieux message: celui de notre insuffisance. Dans l'amour comme dans la création, je me trouve dans une dimension où ce que je sais, ce que je peux par mes seules forces ne suffisent pas. Ne fuyons pas la peur: c'est elle qui nous ouvre à la grâce ! •
© Denis Marquet source : http://www.nouvellescles.com/Chroniques/Marquet/Peur.htm
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