La Beauté
est une manifestation privilégiée de Dieu

Entretien avec Jacqueline Kelen,
propos recueillis par Anne Ducrocq. Nouvelles Clés. 
Résumés librement par Orchydia C.

On connaît sa plume -elle a publié une trentaine d’ouvrages -, on ne connaît pas la femme. Le dernier livre de Jacqueline Kelen," Divine Blessure", donne le prétexte pour passer de l’autre côté du rideau. Quelle femme se cache derrière cette “guerrière de l’absolu” ?

Nouvelles Clés : Vous avez écrit une trentaine d’ouvrages, dont certains sont traduits jusqu’au Japon ou en Corée. La femme, son mystère et sa vocation reviennent toujours…
J. K. : Mon second rendez-vous personnel avec les mythes s’est fait à travers le personnage de Marie Madeleine. Élevée dans la religion catholique, on me l’avait présentée comme une prostituée et une pécheresse repentie. Or, les poètes et les peintres la montraient comme une reine… Je ne comprenais pas où avait eu lieu la scission et j’ai cherché du côté des Évangiles apocryphes, très difficiles à trouver à l’époque, car interdits par l’Église de Rome. Dans ces lectures, j’ai rencontré une femme de lumière, éveilleuse, une femme qui avait part à la Connaissance spirituelle.
Dans les Évangiles officiels, Marie de Magdala garde le silence, mais dans les Évangiles secrets, elle transmet une parole prophétique, c’est-à-dire impérissable, toujours verdoyante, une parole qui fait danser les montagnes… Alors jeune éditeur, Marc de Smedt a eu un véritable coup de cœur pour mon manuscrit et l’a publié en 1982. Je lui en garde une immense gratitude. Marie Madeleine a le rôle difficile, sans cesse contesté, d’éveiller le cœur de l’homme et c’est, pour moi, la nature profonde de la femme. Inlassablement, celle-ci doit parler et témoigner dans sa chair de l’amour. De cet amour qui se rit du temps et de la dégradation, qui est connaissance et ouverture à l’infini.

N. C. : L’amour, celui qui “élargit l’espace de notre tente”, pour paraphraser Isaïe, est votre grand thème…
J. K. : C’est la question essentielle et la source de toutes choses !… Aujourd’hui, trop de femmes ne cherchent plus l’amour mais un homme dans leur vie. Aimer fait peur, c’est une expérience qui envahit tout l’être, le bouleverse, le déborde et le dépouille. Comme le disait Thérèse d’Avila : “L’amour est dur et inflexible comme l’enfer”… Ainsi, Marie Madeleine croit absolument et aime absolument. Il n’y a pas ici de demi-mesure. Elle aime Jésus jusqu’au bout, même lorsqu’il est bafoué, trahi, agonisant et défiguré sur la croix. Elle est fidèle à cet amour, follement fidèle. Comme elle, j’ai le sens de l’amour total, donné une fois pour toutes. Si l’amour vient du cœur, s’il est mieux qu’un sentiment, un engouement et un désir physique, il dure par-delà le conflit, la séparation, le trépas. Aimer est une grâce et une gravité.
Mais prendre le risque de l’amour, ce “beau risque”, comme le disait Socrate à propos du mythe, agrée aux cœurs libres.
Une femme, tout particulièrement, devrait inviter à cette aventure chevaleresque et à cette passion qu’est l’amour. Quand on considère le code de le Fin’Amor (“parfait amour”) des xiie siècle, quand on lit les poèmes et les romans courtois du XIIe et XIIIe siècles ainsi que les récits mystique des Fidèles d’Amour persans, c’est toujours la Dame - une femme “sage et belle”, autant dire éveillée - qui inspire et oriente chevaliers et troubadours dans leur quête.
La Dame est la manifestation d’un amour infini, céleste, elle en est aussi la médiatrice.
Toute femme devrait être consciente de ce rôle souverain. De nos jours, on a tendance à oublier que l’amour humain est d’abord une union mystique des âmes et des esprits.
Ensuite seulement, et comme de surcroît, l’union des corps peut s’accomplir, tels un cantique et une prière. En s’affairant uniquement dans le sexuel, notre époque a tout inversé et tout saccagé ! Selon le Fin’ Amor, né en pays d’Oc, les amants courtois vivent le « long désir », une approche infinie où jouent les affinités du cœur et des rêves : ils ont tout le temps puisque l’amour est éternel ! Dans cet art d’aimer - qui n’est pas révolu - il y a toujours trois présences : l’homme, la femme et le mystère de l’amour. Il y va de notre honneur de nous rendre digne de ce mystère, de nous affiner, de nous élever jusqu’à lui. Pour ma part, je vais au combat sans relâche pour sauver la beauté et le mystère de l’amour. C’est ma tâche de “guerrière spirituelle” qui consiste à répondre de l’Amour en un monde qui le profane et le crucifie…

N. C. : Vous dénoncez la façon dont le monde abîme l’amour, mais vous allez plus loin : dans votre dernier ouvrage, Divine Blessure, vous faites un éloge de la blessure qui rend vivant.
Le ton de votre livre est totalement à contre-courant de vos contemporains qui essaient, par tous les moyens, de se soustraire à la souffrance…
J. K. : Beaucoup d’auteurs ou de conférenciers parlent de réconcilier le masculin et le féminin. Les mythes me proposent autre chose, d’ordre vertical : l’union entre ma nature mortelle, humaine ; et ma nature immortelle, divine. Cette tâche qui nous est impartie ouvre une blessure en nous, nous rappelant une blessure ancienne, ontologique. Or, précisément, profondément, cette blessure est ce par quoi le fini peut s’ouvrir à l’infini. Aussi, je trouve beau de se sentir blessé, c’est-à-dire imparfait, en marche, empli de soif. Aujourd’hui, par crainte d’être accusés de dolorisme, nous refusons tout sens à la souffrance et toute valeur à l’épreuve. Nous voulons être indemnes, protégés de tout. Nous oublions que nous sommes mortels, limités. Vivre est un risque permanent et passionnant, une aventure pleine d’imprévus. Tous les héros des mythes naviguent sur des mers déchaînées, traversent des forêts peuplées de brigands et de monstres, découvrent des territoires inconnus, hostiles… La vie nous demande confiance, ardeur et humilité. Il n’y a pas de chemin de maturité sans épreuves. Celles-ci sont autant de portes, autant de rencontres qui nous forgent et nous enseignent. Pour moi, une “belle vie” ne consiste pas en une succession de bonheurs, de plaisirs ou de gratifications. C’est une vie remplie de toutes sortes d’expériences, de souffrances comme d’espérances, c’est une vie intense, entière. Avoir une “bonne vie”, c’est tout embrasser, ne rien rejeter, c’est avoir envie de tout bénir, de tout serrer sur son cœur…

N. C. : Quels désirs vous animent, vous tiennent debout ?
J. K. : Je suis un être de désir, portée par le désir lui-même ! Nicolas Flamel parlait du “désir désiré”, qui est entièrement gratuit, sans objet, pure flamme. Notre époque est contradictoire : elle est partagée entre la satisfaction immédiate des désirs que nous propose la société de consommation et la méfiance à leur égard, dans le sillage d’un bouddhisme à l’occidentale. Aucune de ces deux attitudes ne me convient. Je me sens une femme qui brûle et qui est brûlée - par l’amour, par l’étude, par la beauté et la douleur, par les rencontres aussi… Il est important de ne pas passer à côté des grandes rencontres, de ne pas s’y dérober, qu’elles s’avèrent heureuses ou pas. Elles sont peu nombreuses sur le chemin. C’est la raison pour laquelle, en amitié, je fais souvent le premier pas. La rencontre exige attention et disponibilité, elle est une élection. La petite fille que j’étais adorait les surprises et aujourd’hui encore, j’aime l’inattendu, tout ce qui peut surgir et surprendre.

N. C. : Henri Gougaud, qui fréquente les contes depuis des dizaines d’années, avoue avoir des “contes amis” auxquels il reste toujours fidèle. Avez-vous des “mythes amis” ?
J. K. : Certains personnages, comme la reine de Saba ou Shéhérazade, me sont chers, mais il est un mythe celtique du Moyen Âge qui contient tout pour moi, c’est celui de Mélusine.
Il y est question de l’amour et de son lien au mystère, au secret, à la dignité, à la solitude. C’est l’un des rares mythes qui évoquent l’histoire conjugale. En effet, le mythe s’intéresse à la quête de soi, non aux formes sociales et temporelles.
Ainsi, une fois le héros réalisé, libre à lui d’être ermite, marié ou en communauté. De même, les notions de maternité et de paternité sont rarement évoquées. La femme-fée Mélusine illumine l’existence de son époux, Raymond de Lusignan. Elle lui a promis de le rendre heureux et prospère, riche et respecté de tous, mais le mariage repose sur un pacte : elle demande une journée pour elle seule, le samedi. Cette condition est judicieuse : l’amour n’est ni la confusion ni la promiscuité, et la vie conjugale doit respecter, et même révérer, le secret et la solitude de chacun des époux. Notre époque se déroule sous le signe de la collectivité, mais l’aventure de conscience, de la quête spirituelle, ne peut se vivre que sous le signe de la singularité.
Un jour, assailli par le doute, le seigneur Raymond de Lusignan rompt l’interdit du samedi et cherche à surprendre le secret de Mélusine. Un peu plus tard, il tiendra des propos insultants à son égard. Mélusine, qui veillait sur cette distance d’étrangeté, d’émerveillement entre eux, va déployer ses ailes et quitter Raymond pour toujours. Leurs adieux, inépuisables, me font toujours monter les larmes aux yeux. Ils ne se combattent pas l’un l’autre ni ne se déprécient, comme on a tendance à le faire lors d’une séparation, mais, au contraire, ils se chantent et se remercient pour tout ce qu’ils se sont apportés l’un à l’autre. Les êtres nobles se séparent sans renier l’amour, ils se quittent mais l’amour ne les quitte pas…
Je me demande : si certains personnages des mythes se haussent à ce niveau de relation, pourquoi nous, au XXIe siècle, n’en sommes-nous pas capables ? La réponse est terrible : nous n’en avons pas envie ! La perfection, le perfectionnement nous effraient. Au début du XVIIe siècle, John Done, le grand poète métaphysicien anglais, s’interrogeait : “Pourquoi ne meurt-on plus d’amour ?” C’est la question que je me pose.
Nous sommes mendiants de l’amour et en même temps, nous sommes si avares de signes de tendresse, de gestes affectueux. L’amour ne paraît plus essentiel aux mortels. C’est peut-être pour cela qu’ils restent mortels ! •

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